Et maintenant on fait la paix ?
Dans la vie intime, dans la Cité, sur Terre.

La paix ? A-t-il jamais été autant nécessaire de réfléchir, débattre, méditer sur ce que suppose la paix. Alors que la guerre a fait son retour en Europe et au Proche-Orient, que les démocraties se déchirent dans des conflits de valeur irrépressibles, que les sociétés sont traversées par des crispations et des divisions ravageuses, que les générations, les âges, les genres même ont de plus en plus de mal à s’entendre, à défaut de se comprendre, comment retrouver la voie du dialogue ? Comment faire face à l’Autre, rival, adversaire ou ennemi sans chercher à l’anéantir ? Comment retrouver le chemin du dialogue sans renoncer à notre intégrité et à nos exigences ? La question se pose aujourd’hui dans tous les espaces de la vie, de la famille à l’école en passant par l’entreprise ou la Cité et engage des formes inédites de violence : guerre civile ou contre les civils, emprise, harcèlement, violence familiale et sexuelles, comportements toxiques ou pollution écologique.

Lorsque nous avons imaginé ce thème pour les Rencontres 2024, – c’était en novembre dernier – il nous a immédiatement séduit par sa transversalité, son actualité, sa nécessité. Transversalité parce que la paix se préserve, s’instaure ou se rétablit en famille comme dans l’entreprise, sur un terrain de foot comme entre communautés.

Actualité – faut-il le souligner ? – parce que d’un bout à l’autre de la Planète, et jusqu’au cœur de notre pays, tout semble potentiellement au bord du collapse, du déraillement. Nécessité parce que les mots, convenablement employés, la pensée bien articulée, les actes posés en responsabilités par les femmes et les hommes de bonne volonté sont le seul rempart à la violence.
Michel Serres, pacifiste convaincu, s’y connaissait en violence. Il en avait lu les traces chez son père, poilu de 14, blessé dans les tranchées. Tout jeune adolescent, il l’avait éprouvée durant l’invasion allemande de 1940 et même, racontait-il avec dégout, à la libération lorsqu’il vit pour la première fois une femme nue tondue par des justiciers d’opérette. Et puis il y avait eu Hiroshima, un ouragan de feu à l’autre bout du monde, qui avait définitivement fixé l’horreur du futur philosophe pour toute forme de guerre. La violence, aveugle, stupide, abyssale, il en avait trouvé une parfaite représentation dans un tableau de Goya consacré à un duel au gourdin entre deux combattants trop occupés à échanger des coups pour s’apercevoir, disait Michel, qu’ils s’enfoncent dans des sables mouvants. Avec La Guerre mondiale, il avance l’hypothèse, surprenante et audacieuse, qu’après les deux conflits mondiaux qui avait déchiré les nations de l’humanité entre elles, la nouvelle guerre mondiale était celle, écologique, qui opposait les hommes et leurs nations contre le monde.

En regard de cette menace « existentielle », comme on dit aujourd’hui, peut-être improprement, de nombreux conflits, l’humanité était appelée à renoncer à tous ses différents si elle voulait se saisir de la possibilité, utopique, de se sauver. « La guerre contre le Monde, qu’il faut suspendre à tout prix, tant l’adversaire se révèle plus puissant que toute force humaine, scientifique, sociale et politique… possible, nous sauvera-t-elle, enfin, des guerres inutiles et absurdes entre les hommes ? ». Il haïssait donc bien la guerre et affirmait que « rien ne se construit, ne se fait, ne s’invente, sinon dans la paix relative, dans une petite poche de paix locale, rare, maintenue au milieu de la dévastation universelle, produite par la guerre perpétuelle » (Les Cinq sens). C’est une poche analogue que nous avons voulu construire à Agen durant les trois jours de nos Rencontres 2024. Une poche de paix pour parler de la paix et comprendre comment elle se fabrique. Et ce n’est pas si simple vu les tensions qui traversent notre temps, notre continent, notre nation. Mais c’est un pari à tenter : penser la paix pour la faire. Pour nous accompagner, nous avons demandé à la philosophe Manon Garcia et au grand reporter Pierre Haski, d’être les président(e)s d’honneur de ces Rencontres exceptionnelles. Autour d’eux, avec eux, des dizaines d’invités psychiatres, historiens, sociologues, politiques, économistes, philosophes ou sportifs, mais aussi, comme l’an dernier, des collégiens et lycéens venus pour dessiner ensemble les contours, philosophiques, existentiels et géopolitiques de cette question qui nous concerne tous : comment faire la paix ?

Martin Legros et Sven Ortoli
Commissaires des Rencontres Philosophies Michel Serres