En chemin vers notre hominescence

Longtemps, l’humanité a pensé sa propre place dans l’Univers au miroir de deux limites, la limite supérieure incarnée par les dieux, dont il ne fallait pas usurper la place, et la limite inférieure des animaux, auxquels il fallait s’empêcher de s’abaisser. À l’orée du XXIe siècle, alors que les dieux se sont (en partie) éclipsés sous le coup des progrès du doute et de la science, et que notre différence avec les animaux a perdu son évidence, tout se passe comme si l’humanité devait trouver en elle-même, dans ses pouvoirs comme dans ses fragilités, ses propres limites.

Michel Serres est l’un des premiers à avoir pris acte de cette nouvelle « assiette » de la condition humaine, en forgeant le concept d’« hominescence », un concept inchoatif, décrivant le début d’une transformation, l’ouverture d’une possibilité nouvelle.

Par ce néologisme, il cherchait à secouer l’idée reçue de ce que nous sommes, à penser quelque chose de plus profond que la notion d’humanité, au sens d’une condition donnée et intangible, et quelque chose de plus radical que l’humanisme au sens du projet de cultiver et de préserver cette condition. « Entendez hominescence comme vous entendez adolescence, luminescence ou arborescence ! », répétait-il, en imaginant la possibilité d’un nouveau commencement, foisonnant, intriguant, parfois inquiétant, toujours stimulant. Homo sapiens a surgi en se mettant debout et en inventant l’outil et la parole. Peut-être une deuxième naissance, une re-naissance, est-elle possible, en dépit des crises qui se succèdent et s’aggravent ? « J’ai eu de la chance, admet humblement le philosophe : mon existence vit se transformer la condition humaine. Je peux dire comment et pourquoi. Je ne sais pas encore vers quoi. Commencé en silence voici des millions d’années, récemment soumis à une bifurcation subite et rapide, notre avenir vibre ou bat entre plusieurs éventualités dont les limites hésitent… entre délivrance et catastrophe » A nous de poursuivre l’interrogation dans ses pas.

Pour cette cinquième édition des Rencontres Michel Serres à Agen, nous vous invitons donc à explorer les nouvelles frontières de l’humain : l’intelligence artificielle à la conquête d’un territoire que l’on croyait interdit aux machines, le corps qui se transforme, les réseaux sociaux qui rompent, transforment, retissent les liens sociaux, politiques, amoureux, émotionnels. Mais aussi la montée des populismes et la mise à l’épreuve des démocraties, le programme d’exploitation de Mars et des astéroïdes comme nouvel horizon utopique et le réchauffement climatique qui impose les nouvelles normes de la biosphère. Sans oublier la recomposition de la croyance et des religions.

Parce que ces transformations ne s’imposent pas à nous comme un destin, il nous revient de les penser et de les façonner. Claire Marin et Giuliano da Empoli, les présidents de nos rencontres porteront cette interrogation avec force. Et avec eux nos invités – sportifs, philosophes, neurologues, physiciens, œnologues, juristes, politologues, essayistes, romanciers, etc. – que vous pourrez entendre débattre, mais aussi côtoyer pendant trois jours entre la mairie et le théâtre, et interroger lors des nombreuses signatures de leurs livres. Place spéciale sera faite aux plus jeunes, lycéens notamment, qui seront invités, une nouvelle fois, à venir régulièrement sur scène nous livrer leurs propres réflexions. Initiative spéciale de cette année, Agen a accueilli, grâce aux Rencontres, un philosophe en résidence en la personne de Bruce Bégout qui nous fera une restitution de cette expérience. Enfin, un concert philosophique avec la compagnie Nine Spirit fera résonner en paroles et en musique, sur la scène du théâtre, toutes ces questions. Philosopher c’est anticiper, écrivait Michel Serres. Anticiper ? Ce n’est pas prophétiser de quoi demain sera fait, mais imaginer, ensemble, de quoi il pourrait être fait. De quoi nous voulons qu’il soit fait.

Bonnes Rencontres !

Martin Legros et Sven Ortoli
Commissaires des Rencontres Philosophiques Michel Serres